La capacité avec laquelle les mots sont dévoyés en Chine m’a toujours fasciné. On parlera de blue sky day pour désigner un jour où la pollution n’est pas trop forte, de démocrate le fonctionnement du Parti communiste, de normalité le fait de vouloir réduire un peu les excès, de civilisation écologique le fait de développer les énergies vertes tout en augmentant au même rythme la combustion du charbon. J’ai souvent hésité entre rire et colère devant les grands panneaux affichant démocratie, liberté et écologie comme valeurs premières de la république populaire de Chine. Le 18ème congrès national du Parti Communiste Chinois en 2012 a ainsi promu sans sourciller les 12 valeurs socialistes fondamentales que sont "prospérité", "démocratie", "civilité" et "harmonie" ; les valeurs sociales de "liberté", "égalité", "justice" et "État de droit" ; et les valeurs individuelles de "patriotisme", "engagement", "intégrité" et "amitié". Maintenant c’est la colère qui prend le dessus tant je sens que le pouvoir, en pleine conscience, est en train de détruire les marqueurs intellectuels et de vider de leur sens, dans l’opinion public national et international, des termes comme démocratie, développement soutenable, droits humains fondamentaux et j’en passe. Ce week-end, nous avons compris qu’un autre concept était dévoyé en Chine, celui de l’art. Rien de très grave me direz-vous: si les chinois confondent art contemporain et propagande, c’est leur problème. Enfin c’est devenu le nôtre quand nous avons franchi les portes du musée flambant neuf sobrement intitulé Mocape en plein coeur de Shenzhen. Encore une journée à 10 minutes en train ultra rapide de chez nous. La cible était donc ce musée qui combine deux institutions, le Musée d'art contemporain (MOCA) et le Planning Exhibition. Bon on aurait pu se douter que le terme "planning exhibition" était suspect et que le celui "d'art contemporain" pouvait être défini de manière différente en Chine et ailleurs. Maintenant c'est clair, l’art contemporain pour le conservateur du musée MOCA se réduit à “histoire économique et politique récente”. Cela faisait deux fois qu’on avait été à Shenzhen sans avoir le temps d’aller dans le bâtiment à la conception architecturale étonnante, inauguré en 2016 après 4 ans de travaux. Le musée est dans la continuité de la grande esplanade du Civic Center. Cette esplanade en hauteur, au dessus des rues est recouverte d'une grande vague et des montants colorés. Elle abrite du soleil et de la pluie des grappes de danseurs de tai chi le matin et de hip hop l'après midi. Il n’y a pas à dire, comme dans le cas du Design Society, les chinois sont sacrément forts pour construire des beaux bâtiments. Toute la zone autour du musée est flambant neuve et très esthétique. Mais c’est une autre paire de manche que de faire vivre les musées et notamment de les remplir. On avait fait ce constat lors de notre visite au musée Design Society. L’énorme bâtiment n’offrait à la visite qu’une grande salle sur le design aménagée par le V&A, un musée partenaire. Le reste était une succession de couloirs et de salles fermées. Pour notre plus grand plaisir, les enfants ont même joué à la balle dedans en attendant que la pluie cesse. Pour le MOCAPE, la fréquentation par les visiteurs était en revanche au rendez-vous. Une queue longue mais gérée assez rapidement nous a un peu cueilli à froid à notre arrivée. Cette queue était en fait pour assurer la vérification de nos papiers d’identité. Un mec sur une table prenait la carte d’identité chinoise des visiteurs lui jetait un coup d’œil et laissait passer. Quand il nous a vu arriver avec nos passeports il a fait une grimace. Il a commencé par mon passeport, n’a pas trouvé la page avec ma photo, il m’a alors demandé “where do you come from?” J’ai répondu, il m’a demandé mon nom, j’ai dit Sandra. Il m’a redonné mon passeport et a laissé passer tout le monde sans rien vérifier. Les apparences étaient sauves et, de toute façon, ce contrôle (ou ce rappel qu'un contrôle est toujours possible) s'adressait bien plus aux citoyens chinois qu'aux étrangers d'ailleurs très rares. Une fois dans le musée on peut admirer son ampleur. Les visiteurs chinois, pour la plupart en voyage organisé, se précipitaient dans les étages pour voir l’exposition qui venait a priori de démarrer et qui s’intitulait “40 ans de réformes: 1978-2018”. Pour l’art contemporain on repassera, on a été accueilli par un écran géant avec des images vidéos de la visite de XI Jinping. Immanquable. Ensuite des salles sur deux étages, ça nous a pris quasi une heure pour tout traverser. Nous étions les seuls étrangers ce jour là et quelques visiteurs étaient semble-t-il ravis de voir des occidentaux partager avec eux une ode à la grandeur de la Nation chinoise. Au fil des salles étaient détaillées les étapes de la transformation de la province du Guangdong au fil des réformes économiques. Tout en chinois ou presque. Des représentations des ateliers de labeurs du début, des conditions de vie sommaire des gens à une succession de vitrines sur les objets exportés par les usines: électronique, jeux, mécaniques optiques et enfin les téléphones de Huawei. La muséographie était souvent assez difficile à décrypter mais tout cela n'était pas dénué d'intérêt : après tout, la transformation radicale de la Chine depuis les années 1980, dont Shenzen est l'un des exemples les plus édifiants, constitue une page de l'histoire de la Chine et du monde qui mérite bien une exposition. Mais on comprenait bien que l'exposé du volontarisme de la Nation et du génie de Deng Xiaoping (prolongé par le non moins génial Xi), et la présentation d'objets et des documents de propagande sur les 8 points prioritaires et les 7 chantiers du futur, ne laissaient pas trop de place pour les gens. Pas un mot sur les inconvénients du développement à marche forcée: pollution, séparation des familles (les migrants qui travaillent dans les usines n’ont pas le droit de venir avec leurs familles), conditions de travail difficiles. Une jolie illustration de la vie sereine avant les réformes Après ce grand moment de culture artistique on a cherché à visiter le bâtiment... un vaste continuum de salles vides, une buvette et la boutique souvenir déserts ne faisaient pas partie de tour des groupes chinois. Nous avons trouvé un resto pas loin et avons vécu un autre grand moment dystopique. Pour commander il fallait scanner le QR code sur la table avec wechat et commander directement sur son téléphone. J'étais confiante car j'avais wechat et du roaming mais il a bien fallu renoncer car 1/ tout était en chinois et 2/ il faut un moyen de paiement chinois enregistré sur son téléphone. Il y avait bien une serveuse, très gentille et patiente mais dont le rôle se limitait à pointer du doigt le QR code et à montrer l'application wechat sur son téléphone. On a fini par commander "à l'ancienne" en se déplaçant vers la caisse à l'intérieur du restaurant. Tout l'après midi, on s'est en fait retrouvé "hors jeu" du fait de l'hyper dématérialisation en Chine. Après l'échec de notre commande au restaurant nous avons vécu d'autres mésaventures dans le musée voisin intitulé sobrement "Children Palace". On s'y est rapatrié car il faisait très chaud et lourd et qu'on n'avait plus le temps d'aller très loin. Le musée est un peu sur le mode Géode avec des films 3 D et des salles d'expo plus classiques sur le thème de la technologe. On était un moment tenté par un film 3D, on était même près à y aller alors que ca aurait été tout en chinois. Mais la technologie nous a encore une fois empêché. L'achat de billets se faisait exclusivement sur écran tactile via son téléphone: encore une fois wechat ou alipay avec un moyen de paiement Chinois. On s'est donc rabattu sur la section gratuite qui était il faut le dire totalement affligeante. Les vitrines étaient souvent totalement ridicules (cf. la vitrine sur le monde marin ci dessous). Encore un musée, très grand et plutôt beau architecturalement, mais totalement vide. On a fait toutes les salles pour patienter jusqu'à l'heure de notre tour en petit train pour "Energy world". En effet à notre arrivée dans le musée, on a pu être un peu briefé par une jeune fille, volontaire de la pléthorique équipe d'accueil. Elle était a priori la seule à parler anglais, très sympa et pleine de bonne volonté. Après l'échec cinglant de l'achat de billets pour le cinéma 3D elle nous a proposé l'activité petit train. Là non plus ça n'a pas été simple car il fallait scanner une carte d'identité chinoise pour pouvoir prétendre à un billet. Apparemment, la direction du musée n'avait pas imaginé qu'il puisse recevoir des visiteurs étrangers. Heureusement deux personnes de l'équipe d'accueil ont bien voulu le faire pour nous. 2 adultes et 4 enfants donc. Je suis restée sur le carreau mais j'ai pu profiter de l'activité phare dans l'atrium du musée : un espèce de jeu de l'oie. Les parents faisaient la queue pour donner à leur enfant unique la joie immense de jeter le dé géant. Bon j'ai du passer à coté des subtilités... Au retour de Energy World, les enfants ont expliqué qu'ils en avait marre de ces musées tous nuls et voulaient partir. C'est peu dire qu'ils n'ont pas été emballés par le "Energy world" tour : un wagon qui avançait très lentement pour passer devant des petites maquettes retraçant l'histoire de la technologie et de la maitrise de l'énergie, depuis la découverte du feu jusqu'à la conquête spatiale en passant par les barrages hydrauliques et les éoliennes. Il y avait encore 2 heures à tuer avant le train retour. On s'est dirigé sans y croire vers le parc d'à côté. Bonne surprise enfin, de la pelouse sur laquelle on pouvait s'allonger. Des mamies nous ont vendu (pas besoin de QR code là) des avions en plastiques et des cerf-volants. Enfin des plaisirs simples.... les enfants ont bien couru et joué au milieu d'une foule bon enfant lançant des cerf-volants dans tous les sens en créant moult noeuds et collisions. C'était un bon moment et même les quelques pros du cerf-volant équipés de bobines high tech accrochées à des baudriers comme pour la pêche au gros souriaient quand on s'emmêlait dans leurs fils.
C'était finalement une bonne journée malgré les bizarreries. Un dépaysement garanti en tout cas. On est tous rentré en se disant qu'on était content de ne pas être chinois. Depuis quelques années, à chaque fois qu'on y va, on ressent de plus en plus vivement cette impression étrange d'être tracé en permanence par tous les moyens digitaux et sécuritaires. Les caméras sont omniprésentes (la salle de contrôle des passeports à la gare de trains rapide Hong Kong-Chine doit en posséder plus d'une centaines, disposées au plafond, en un quadrillage d'un mètre carré). Pour tout, les chinois doivent scanner leur carte d'identité : prendre un train, acheter un billet de musée. Plus besoin de carte bleue ni de cash, juste son téléphone et sa carte d'identité, les deux étant bien évidemment liés, rien n'échappe plus à big brother. De voyage en article de presse, on voit très rapidement se dessiner sous nos yeux un tout cohérent, fait de contrôle de la société jusque dans la redefinition des mots (et oui, comme chez Orwell) :
Les chinois qu'on croise sont très sympa et il est, à bien des égards, très agréable intéressant de voyager en Chine. Mais on comprend que les Hong Kongais dépriment à l'idée de rejoindre le giron de la grande Chine. D'ailleurs, en ce moment, le grand débat qui anime tous les médias Hongkongais, ce n'est pas le 30e anniversaire des "événements" du 4 juin de la place Tiananmen, mais un projet de loi établissant un accord d'extradition entre Hong Kong et la Chine : les partis "pro-démocratie" craignent que cela conduise à l'extradition de tous les dissidents, instaure de fait la fin de la la liberté d'expression à Hong Kong et nuise gravement au business en faisant planer une menace pour tous les hommes d'affaire étrangers dont les entreprises nuisent aux intérêts de Pekin. Sans doute qu'ils ne comprennent rien au vrai sens des mots puisque l'objectif de ce projet de loi n'est bien évidement que de garantir la sécurité des citoyens...
0 Commentaires
Laisser une réponse. |
C'est nousOn est 5 et on quitte Ménilmontant pour Hong Kong Catégories
Tout
|